CHAPITRE VII
Le grand Maître des Aiguilleurs arriva en uniforme de parade. Yeuse fut surprise de la publicité faite à cette visite. Les télévisions, tous les journalistes de New York Station attendaient devant le train présidentiel. Maliox refusa de répondre à leurs questions et s’engouffra dans le sas.
La jeune femme alla à sa rencontre. Pour lui faire honneur, elle portait ce matin-là une robe noire décolletée, assez courte selon la mode. La vue de cet homme en noir et gris-argent la saisit durant quelques secondes. Elle se reporta des années en arrière, lorsque artiste d’un train-cabaret aux spectacles pornographiques elle redoutait les membres de cette caste détestée. Le moindre petit Aiguilleur de quatrième catégorie disposait, en Transeuropéenne et à cette époque, d’un pouvoir énorme. Elle se souvenait d’une soirée particulière à Knot Station, sur le réseau du Petit Cercle Polaire Arctique.
— Lady Yeuse, je vous présente mes hommages les plus respectueux.
Il s’inclinait avec une raideur pleine de morgue. Elle l’avait connu moins imbu de ses fonctions, avant qu’elle ne le propose comme grand maître au collège électoral des Aiguilleurs.
— Vous avez sollicité une audience ? fit-elle en regagnant son bureau au centre du grand compartiment.
D’un geste elle le pria de s’asseoir.
— Je veux vous entretenir de cette locomotive spéciale, que l’on appelle la locomotive géante, ou la Locomotive-dieu. Mais je ne pense pas utile de vous donner d’autres précisions ? Vous savez ce dont je parle.
Yeuse inclina la tête, croisa ses jambes. Maliox ne put s’empêcher de regarder ses cuisses, la plaque de verre qui lui servait de table de travail ne dissimulant rien de son corps.
— Je sais que vous avez donné des ordres pour cesser de la pourchasser, mais les accords internationaux, au sein de notre organisation, nous obligent à essayer de stopper cette machine infernale. Pour l’heure elle tente de gagner la Province de Patagonie en utilisant le Réseau du 40e.
— Celui qui est infesté par des pirates roulant à bord de voiliers du Rail ?
— Exactement, Lady Yeuse. Ce réseau échappe à notre surveillance mais nous avons à cœur d’y exercer une maintenance technique pour éviter le pire. Les hors-la-loi qui vivent dans ces régions inhospitalières nous acceptent sous cette seule condition que nous ne nous mêlerons pas de leurs affaires.
— Donc vous disposez d’informateurs ?
— Si vous voulez. La locomotive géante s’est trouvée face à une coalition de voiliers du Rail qu’elle a réussi à vaincre car sa puissance de feu est énorme. Mais une bande alléchée par la prime offerte pour la capture d’une machine aussi sophistiquée…
— Une prime fabuleuse, non ?
— Versée par un consortium de petites Compagnies de la Fédération Australasienne et aussi, mais ce n’est pas prouvé, par la Compagnie de la Banquise.
Yeuse savait tout cela. Désormais ses propres services d’informations fonctionnaient d’une manière satisfaisante. Pilz, l’adjoint aux communications médiatiques, avait compris qu’il valait mieux se montrer coopératif.
— Une bande installée dans une vieille station a réussi à coincer la machine dans un piège thermique. Ces gens-là espéraient mettre son réacteur en panne et ils ont failli réussir. Mais l’équipage a réagi in extremis avec une brutalité inouïe. Des missiles ont fait exploser la verrière, permettant à l’air glacé de pénétrer. Il semble que dans l’affaire toute la station ait en quelque sorte implosé.
— Et la locomotive a poursuivi son chemin en direction de la Patagonie ?
— Nous le supposons car, à partir de cet endroit, situé approximativement sur le dixième méridien ouest, nos Aiguilleurs estiment que le Réseau du 40e n’offre plus une sécurité technique suffisante pour permettre une circulation normale. En somme, il ne serait plus relié à la Patagonie. Nous ne l’utilisons plus depuis près de quatre-vingts ans, depuis que nos installations antarctiques ont été rénovées. Même les pirates hésitent à se risquer dans ces zones dangereuses. La banquise n’y serait pas aussi épaisse que partout ailleurs, et les groupes humains qui y seraient installés seraient organisés pour s’opposer à tout passage.
— Je vous remercie d’avoir bien voulu me tenir au courant de cette histoire. Mais vous êtes-vous vraiment dérangé pour si peu ?
— Cette Locomotive-dieu est redoutable par le fanatisme qu’elle soulève chez certains… Une secte s’est constituée pour instaurer un culte étrange et les adeptes pourraient bientôt représenter une force dangereuse.
— Croyez-vous qu’elle rejoindra la Patagonie, et pour y faire quoi ?
— Je l’ignore. On dit que cette locomotive était la propriété, je devrais dire la chose, d’un certain Kurts que vous auriez bien connu autrefois.
Yeuse resta silencieuse, le regardant attentivement.
— La légende se répand qu’il serait revenu pour venir en aide à tous les déshérités, marginaux, clochards ferroviaires, traîne-wagons… Nous n’apprécions pas.
Yeuse imaginait Farnelle seule dans l’énorme bête métallique avec l’unique fils qui lui restait, se lançant à travers ce Réseau du 40e. Quel était son but ? Que cherchait-elle ? Pourquoi la Patagonie ?
— Nous envoyons donc une expédition à partir de la Patagonie vers ces régions mal connues de la banquise de l’Atlantique Sud. Comme il s’agit de sortir des limites de nos Concessions, je suis ici pour vous demander votre accord.
— Une expédition importante ?
— Oui, très importante. Des unités légères, rapides mais puissamment armées, des hommes entraînés aux missions les plus difficiles.
— Combien d’unités ?
— Six, et cent vingts hommes en tout. Nous emportons aussi un appui logistique. Un convoi chargé de rails et de traverses nous permettant au besoin de reconstituer plusieurs centaines de kilomètres de voie ferrée.
— Nous aurons des ennuis avec la CANYST, dit Yeuse. C’est elle qui administre ces territoires, en attendant une solution définitive. Vous n’ignorez pas que l’Antarctique, dans le temps, s’était constitué en Compagnies et que l’Africania, par exemple, n’a jamais admis son annexion. N’allez-vous pas créer un incident diplomatique ?
— Nous pensions éviter toute publicité à cette expédition. Le point de départ sera dans une région très peu habitée. Notre but est d’aller à la rencontre de cette locomotive et de nous en emparer.
— Et le but apparent de l’équipage de cette locomotive semble être de trouver une région désertique pour échapper aux traquenards qui lui sont tendus… Tout finit par se savoir et la CANYST, une fois au courant, nous créera de graves difficultés. Les autres Compagnies se dresseront contre nous.
— Vous refusez votre accord ?
— Non, je vous propose autre chose. D’attendre. Si le réseau existe toujours et si la fameuse Locomotive-dieu réussit à poursuivre sa route, vous pourrez toujours l’intercepter au terminus, non ? Ou alors elle se heurte à de trop grosses difficultés, hostilité des groupes humains non identifiés, rupture des voies sur de trop grandes distances et nous n’entendrons peut-être plus jamais parler d’elle.
— Ses équipements techniques exceptionnels ne vous intéressent pas ?
— Pas au prix d’une faute politique… Et ces perfectionnements ne sont que le fruit d’une sophistication poussée à l’exagération.
— Tout de même, cette diabolique machine peut abolir les règles de priorité, celles de sécurité, effacer la mémoire des aiguillages, celle des capteurs, bouleverser tout le réseau électronique de sécurité. C’est vraiment la seule à pouvoir agir ainsi.
— Si elle atteint la Province de Patagonie, elle sera à nous. Jusqu’ici elle a surtout commis ses délits dans la Dépression Indienne, dans un endroit moins bien organisé que nous ne le sommes. Chez nous elle n’ira pas loin. Je crois que nous arrivons au bout de cette discussion, grand Maître Maliox.
L’Aiguilleur resta assis comme s’il n’avait pas entendu et Yeuse fronça les sourcils :
— Avez-vous autre chose à me dire ?
— Exactement, Lady Yeuse… C’est très délicat… Il s’agit de mon prédécesseur, le vénéré Maître Suprême Palaga.
Malgré sa maîtrise d’elle-même, Yeuse ne put s’empêcher de tressaillir. Soudain, dans cette robe légère, faite pour séduire, elle eut froid.
— Je vous écoute.
— Le Maître Suprême arrivé au terme de sa vie a jugé bon de disparaître discrètement. Son corps n’a jamais été retrouvé et, depuis, toutes sortes de spéculations ridicules se sont développées sur cette façon très digne de nous quitter. Nous avons appris que certains essayent d’en savoir plus long sur le vénéré Palaga, bâtissent des hypothèses toutes aussi stupides les unes que les autres.
Yeuse se força à sourire mais le froid pénétrait jusqu’à son cœur. Maliox lui reprochait indirectement de trop s’intéresser à ce Palaga et à ses origines douteuses. Sa voix contenait plus qu’une mise en garde, une menace sans équivoque.
— Si le cadavre avait été retrouvé, dit-elle, nous n’en serions pas là. Moi-même, j’ai fait procéder à une enquête. Je suis chargée de la justice dans ce pays, et je voulais être sûre que ce vénérable vieillard n’avait pas été victime d’obscures vengeances lorsque je suis arrivée au pouvoir. On disait de lui qu’il était l’oncle de Lady Diana, le frère de sa mère, je crois ? Il a disparu à l’instant même où j’étais désignée comme présidente de la Compagnie Panaméricaine. Cette coïncidence fâcheuse me préoccupe depuis et je désire que toute la lumière soit faite.
— Lady Diana nous avait octroyé certains privilèges et parmi ceux-ci le droit de régler nous-mêmes nos cas les plus graves.
— Voulez-vous dire qu’il existait deux justices ? Une pour les voyageurs ordinaires de la Compagnie et une autre pour les Aiguilleurs ?
— Nous avons une discipline interne et des tribunaux chargés de la faire respecter. En ce qui concerne le vénéré Palaga, sachez que nous avons effectué les recherches nécessaires. Nous pouvons vous assurer qu’il a fini sa magnifique existence de la façon la plus régulière possible. Nous savons où il se trouve désormais, je veux dire où se trouvent ses cendres, et nous désirons qu’il repose en paix et que cessent toutes ces rumeurs déplaisantes, ces enquêtes outrageantes pour sa mémoire et pour notre honneur. Les Aiguilleurs vous seraient infiniment reconnaissants de faire en sorte que leur douleur soit respectée et que leurs affirmations ne soient pas réfutées.
Maliox savait donc qu’elle avait chargé Reiner de retrouver des documents sur la Province de la Baie d’Hudson et sur Salt Station où, semblait-il, Palaga était né voici plus de cent cinquante ans.
— Il n’avait pas désigné de successeur ? fit-elle.
— Il s’en était remis au collège électoral de notre famille. Quand je dis famille, c’est de tous les Aiguilleurs que je parle.
— Je comprends très bien. Vous ne pouvez pas me donner d’autres éléments sur sa mort, le lieu où il repose ?
— Nous préférons garder le secret.
Elle hocha la tête :
— Eh bien je m’en contenterai… Je vous remercie de votre visite et de vos aimables suggestions. Elles me seront utiles.
Maintenant elle comprenait mieux le marché subtil qu’il venait de conclure avec elle. Si elle renonçait à l’enquête sur Palaga, lui, de son côté, abandonnait l’idée d’une expédition pour s’emparer de la Locomotive-dieu. Donc il savait, ou se doutait, que cette machine était pilotée par une ou plusieurs personnes qu’elle connaissait. Avait-il songé à Farnelle ? Elle ne le croyait pas.